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How to get out of the screen

Par cette expression éponyme à l’allure injonctive empruntée à l’un des dessins numériques de Joséphine Kaeppelin, l’usager du web et a fortiori le visiteur de l’exposition virtuelle ainsi nommée, serait invité à se questionner sur le sens d’une hypothétique promesse d’un mode d’emploi par lequel il pourrait sortir de l’écran, s’en extraire, sans l’abandonner, composer avec et voir au-delà, en dehors de son champ immédiat. Présent dans la plupart des pratiques du quotidien, l’écran est partout, n’est-ce pas, celui de l’ordinateur surtout. Sa démocratisation liée à l’attrait d’Internet - huit foyers européens sur dix étaient connectés en 2013 selon l’Observatoire du numérique - témoigne de l’installation en société d’une pratique quasiment exclusive, tant un monde sans connexion paraît bien étroit. L’ordinateur et Internet étant déjà des « mondes » en eux-mêmes, l’écran à ce point omnipotent, s’affirme ainsi comme une fenêtre ouverte sur une multitude de possibilités, creusant ainsi l’écart du concret au virtuel, qui dans un mouvement d’allers-retours permanent de l’un à l’autre, devient le creuset d’une densité nouvelle, nourrie rapidement en informations et source d’un sentiment de projections sans limite. Dans ce contexte, Joséphine Kaeppelin s’interroge et se joue des fonctionnalités même de ce qui est devenu l’interface d’une fascination normalisée, à la quelle il semble si improbable d’échapper.

Partant de cette observation, le présent site Internet conçu en tant qu’objet expographique à part entière en étroite collaboration avec et par l’artiste, invite à une dynamique immersive en ce qu’il s’agit d’un dispositif artistique impliquant une mise en abîme à travers une exposition virtuelle sur Internet déployant des travaux dont la matérialité initiale est numérique. How to get out of the screen s’impose ainsi au regardeur comme un environnement virtuel que l’on pratique en quête d’une issue, dont la recherche ne peut s’accomplir qu’à travers une déambulation programmée, en suivant un chemin contraint, au coeur d’un espace construit dans la profondeur des rebonds et des ressorts de l’informatique. Au risque de s’y cogner, tel cet avatar qui, dans Balade sur Second Life du 12 Mai 2011 tente de franchir si ce n’est de dépasser les couches de cet univers virtuel tridimensionnel, alors que semble flotter certains indices sonores propres à informer sur la nature tout à fait réelle d’un environnement ambiant, extérieur à cette tentative toute vaine d’une promenade qui échoue dans un paysage informel. Introduction à un territoire qui s’écarte du réel et qui demeure à portée de main cependant, cette simulation teintée d’une légère gravité - il s’agit, déjà, de percer la surface de ce qui sépare le monde tel qu’il est du monde tel qu’on aimerait pouvoir l'imaginer, en même temps qu’elle ouvre la sélection de travaux de Joséphine Kaeppelin, indique que l’ordinateur et son écran sont à envisager tantôt comme le sujet, tantôt comme le moyen d’une traversée, d’une fiction, d'une réflexion, d’une production.

Jouant d’un paradoxe, s’il est le carcan d’une action qui s’y déroule, l’écran devient aussi un espace d’interactions, d'abord avec l'artiste, puis avec le regardeur, où l’aliénation supposée que son utilisation récurrente implique cède le pas à la liberté toute relative que ses fonctions programmées permettent. Ainsi, la série de photographies argentiques écrans qui s’impose au regard dans son défilement « s’offre comme un constat tout en contrastes sur le pouvoir de l’ordinateur... et de la capacité d’ordination du quotidien qu’il porte en lui. (...) Dans une obscurité nocturne d’où jaillit de façon mystique une source lumineuse, Joséphine Kaeppelin donne à voir ici l’expérience vécue du rapport de dépendance entretenu par l’Homme vis à vis de l’objet numérique. Nouvel opium du peuple ? », écrivions-nous déjà à ce sujet en octobre 2012.

Mais le support numérique peut aussi être l’espace d’une dualité : s’il domine et installe une mise à distance, il peut cependant se laisser approcher voire manipuler. La tentation n’est jamais loin en effet de reprendre le dessus sur la machine. Poursuivant le travail d’une mise en scène de l’ordinateur dans la série de photographies Remember réalisée en résidence de travail à Francfort à l’été 2013, Joséphine Kaeppelin s’amuse de ce que de petits gestes peuvent tout à fait transformer le hiératisme de l’écran en un territoire de relations lorsque par exemple une fenêtre ouverte dans le ciel du fond d’écran dessine une ouverture propice à encercler informatiquement par un cadre diaphane ce que la nature s’évertue à rendre fugace. Mais le nuage s’échappe. Et la main s’approche. Celle qui peut éteindre, allumer, faire fonctionner, se mouvoir, composer et « faire avec » les fonctions dont elle dispose.

Slide-show est en cela la démonstration qu’un logiciel de présentation tel quel Microsoft PowerPoint dont l’utilisation est courante dans la sphère professionnelle, s’il est abordé comme un espace à forte qualité démonstrative et narrative peut devenir précisément le support d’une démarche discursive sur le monde du travail, plus enclin que le monde des artistes à faire primer la forme sur le fond. Soucieuse de repousser toujours un peu plus loin les potentialités des outils qu’elle détourne, Joséphine Kaeppelin crée là une forme faussement linéaire propice aux rapprochements analogiques où les sous-titres sur fond noir, issus de citations de nature variée, sont entrecoupés d'une succession de diapositives d'images créées par l'artiste elle-même et d'autres représentations faisant symboles d’un environnement de travail tertiaire ou manufacturier, trouvées sur Internet. Réalisée « avec sincérité », cette vidéo-présentation révèle une part de subjectivité avec laquelle l’artiste tente d’entreprendre un dialogue avec les outils informatiques qu’elle sollicite.

Pour sa part, l’ensemble d’impressions numériques Sans-titre, révèle une qualité plastique et créative inattendue du logiciel de traitement de texte Microsoft Word, outil habituellement utilisé à des fins bien plus pragmatiques. Ces dessins traduisent en effet la manière avec laquelle des superpositions de signes ou d’aplats chromatiques prédéfinis issus des paramètres du logiciel peuvent produire une variété de trames réalisées par impressions et surimpressions successives dont l' effet est de faire apparaître - à s’y méprendre, quelque « impression » vibratoire et paysagère qui occupe là tout ou partie des surfaces de ces espaces étonnement imaginaires et pourtant purs produits technologiques. Jusqu’à ne plus rien y voir. Et s’il y a saturation - c’est le risque, une seule solution : Appuyer sur ESC pour quitter la vue subjective.

Quitter l’écran, en apparence et revenir à la réalité d’une réception critique de ce à quoi, tous, nous sommes soumis : l’impérieuse attraction du visible et de ce qu’elle dit de nous et de notre horizon, de nos errances numériques.

Mickaël Roy
Lyon, Juin 2014
texte écrit à l'occasion de l'exposition en ligne How to get out of the screen, galerie virtuelle du PLAC (Petit lieu de l'art contemporain), Toulon

>> accès exposition en ligne
(durée approx. de la visite 15 min / utiliser de préférence le navigateur Safari en mode plein écran)