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Errances numériques

Considérant que la machine, « terme générique pour désigner tout outil technique », n’est pas seulement un « outil de retranscription fidèle du réel », Joséphine Kaeppelin pose un postulat de départ selon lequel le « médium mécanique » appartient de facto au domaine de la création du XXIe siècle, moins en tant qu’intermédiaire à produire que matière à une réflexion artistique ancrée dans une contemporanéité immédiate.

Sensible à la relation possible pouvant s’installer entre un produit mécanique et son usager, Joséphine Kaeppelin développe une démarche pragmatique, à travers laquelle l’utilisation d’outils numériques comme moyens d’accéder à une forme artistique, interroge la singularité, l’autonomie, l’intelligence et l’autorité des innovations industrielles de son temps. Hissant délibérément « ses » machines au rang de co-auteurs de son oeuvre, Joséphine Kaeppelin prend ainsi acte de leur omniprésence à une époque où l’Homme, l’utilisateur, l’artiste comme l’entrepreneur et l’ouvrier ne semblent plus pouvoir s’extraire des modalités d’un monde séduit, si ce n’est conquis et contraint par une troisième révolution industrielle.

En réponse à l’invitation qui lui a été faite de se saisir de la Project room du CRAC Alsace parallèlement à l’exposition Coquilles mécaniques, Joséphine Kaeppelin formule une proposition dépouillée et inclusive propre à la concentration, à la méditation et au recueillement à propos d’un sujet d’actualité qui emporte l’individu dans sa toile exponentiellement infinie et chahutée. Imaginée de façon à désigner l’irrémédiable attraction qu’exerce l’objet informatique et l’outil internet, l’installation de Joséphine Kaeppelin a la particularité de présenter deux pièces bidimensionnelles en apparence. Elles invitent cependant le spectateur à « entrer » dans un dispositif englobant, métaphore de l’espace virtuel, visuellement et mentalement fascinant et déroutant, lieu d’accroches et de fonctions multiples, de connexions et de déambulations abyssales, ouvrant sur un espace autre. Tentaculaire.

Draft mode (2010-2012), papier peint panoramique immersif qui épouse une partie de l’épiderme intérieur de l’espace d’exposition, interpelle d’emblée par son caractère monumental appliqué à l’échelle de l’édifice. Impossible de passer outre: le regard est happé par une composition paysagère aux accents abstraits. Alors que Joséphine Kaeppelin pourrait « travailler d’autres textures plus complexes », elle se borne ici à interroger les capacités d’un logiciel informatique démocratisé dont elle subvertit la fonction de base pour proposer un dégradé étiré, jusqu’à atteindre deux extrémités de couleurs, du noir au blanc. Evoquant ainsi devant une image fixe la construction d’un horizon vibratoire sensiblement proche de la surface d’un écran d’ordinateur, celui-ci est renforcé par la trame visible, le « banding », de l’impression numérique par jet d’encre. Joséphine Kaeppelin n’abandonne donc rien au hasard : il s’agit ici de rendre une part d’humanité à la machine au-delà de l’apparente neutralité du motif dont il est issu.

La photographie - argentique - toute proche, issue de la série écrans (2012), délicatement déposée sur une table de bureau, support à toute entreprise, s’offre comme un constat tout en contrastes sur le pouvoir de l’ordinateur... et de la capacité d’ordination du quotidien qu’il porte en lui. Objet à portée de main pour nos contemporains des sociétés développées, il est aussi devenu un besoin essentiel à toute activité de travail et de loisir. Symbole d’une addiction aux images, il est aussi un espace de projection, de persistances, de voyages et d’échappées. Dans une obscurité nocturne d’où jaillit de façon mystique une source lumineuse, Joséphine Kaeppelin donne à voir ici l’expérience vécue du rapport de dépendance entretenu par l’Homme vis à vis de l’objet numérique.

Nouvel opium du peuple ?

Mickaël Roy
Mulhouse, octobre 2012 / texte écrit en écho à la Project Room n°11 au CRAC Alsace en 2012

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