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Made with
L’oeuvre de Joséphine Kaeppelin se revêt d’une apparence froide,
presque glaciale. PVC adhésif (Imminent Landscape, 2015), Corian®
(Management des impressions, 2013), aluminium (Sans titre, 2012),
huile de paraffine (E ink drawings, 2013), bâche (Screen, 2013), toile
polyester (Appuyer sur pause, 2012), papier Conqueror blanc glacier
320 gr (Capture SL, 2010). C’est comme si ces supports d’impression,
étrangement lisses, étanches, fermés, étaient choisis pour n’absorber
que l’encre et rester imperméables à l’Autre. Empreinte de conceptualisme
l’oeuvre austère de Joséphine Kaeppelin révèle sa sensibilité
dans des jeux plastiques où la lividité du papier la dispute à la
profondeur de l’encre d’imprimerie. Elle impose une plongée dans
des contrastes minimaux (noir/blanc) ou bien, à l’inverse, dans des
gris perlés subtils. A l’intérieur de ce qui peut être perçu comme de
la rigidité, se révèle l’épure. Vide anxiogène ou immensité à conquérir,
de cette lecture duelle transpire une gravité certaine qui pourrait
confiner au manichéisme quand les rapports qui s’exercent entre
l’homme, la machine ou plus largement la technologie et la production
fondent la réalisation de ses oeuvres. Que ce soit l’écran d’ordinateur
nécessaire interface entre l’utilisateur et la machine qui devient
surface à contempler pour elle-même (Screen, 2013) ou l’arrêt d’une
impression scindant d’un bandeau blanc, la monochrommie d’une
surface (Appuyer sur pause, 2012), la machine, ou plus largement
la technologie constitue à la fois le médium et le sujet de l’oeuvre.
Si elle joue d’une esthétique du retrait voire même de l’absence, s’il y
a délégation de la réalisation, Joséphine Kaeppelin intervient pour déjouer
l’évidence d’une mise en oeuvre et ainsi révéler un processus de
fabrication souvent technologique, programmatique, d’où l’humain est
parfois absent ou dans lequel il est dévoyé (Documents fermés, 2015).
Cette approche de la production la conduit à s’intéresser à ceux qui
produisent (travailleurs, salarié d’entreprises, artisans) et pour lesquels
elle monte le projet Made with. Au delà de l’objet produit en
tant que tel, en questionnant le rapport à la production de l’objet, au
temps de production, Made with met à jour l’état d’esprit dans lequel
la production est rendue possible. Joséphine Kaeppelin permet, autant
qu’elle « impose », un temps d’arrêt, pour que le travailleur pense
son rapport intime au travail. Questionnaire, échange de mails et
entretiens aboutissent à la création d’une forme selon un protocole
préalablement établi à savoir l’inscription sur un support de la formule
« Made with » complétée par un mot ou une phrase qui évoque le rapport
au travail. Le mot ou la phrase sont choisis librement par celui qui
devient alors le co-auteur l’oeuvre. Made with Poein, 2014 constitue la
première concrétisation du projet. Roger Gorrindo, graveur lapidaire,
vient dire, en inscrivant ces mots sur des galets ce qui lie profondément,
intrinsèquement, l’artisan à son objet. Poiein : produire et créer.
Matériau et savoir-faire noble dévolus au monument, le galet gravé
perpétue le temps d’arrêt pour en devenir sa propre mémoire. En brisant
la fausse atonie d’un procédé sinon ordinaire, au moins habituel,
l’oeuvre révèle les traces d’une insondable résistance du geste de
l’artisan à la mécanisation ou l’industrialisation et permet de s’approcher
un peu plus près de lui, pour sonder sa probe et mutique beauté.
Bertrand Charles
Décembre 2015 / texte publié dans la revue HORS D'OEUVRE n°36, Art & Artisanat, sortie en 2016