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À plusieurs reprises au cours des derniers mois, l’occasion nous fut donnée de nous entretenir avec l’artiste Joséphine Kaeppelin (° 1985; vit et travaille à Bruxelles) et d’expérimenter les dispositifs conçus et mis en place par ses soins. (1) Comme d’autres de ses contemporains, qui introduisent le geste artisanal dans leur pratique afin de compenser la perte de transmission d’un savoir-faire séculaire, l’artiste provoque des situations qui visent à faire circuler librement la parole. Mais à quoi donc tient l’efficacité d’une proposition artistique qui fait le pari de l’échange verbal plutôt que de la pure contemplation ? Qu’est-ce qui fait que, dans l’appréhension que l’on a des œuvres de Joséphine Kaeppelin, notre conscience est réellement opérante et permet de se détacher de l’objet d’art pour migrer vers cet espace de dialogue et de mise en « partage du sensible » ? (2)

Plusieurs choses, dont la mise en perspective d’un contexte socioéconomique lié à la notion de travail, au sens d’une activité professionnelle régulière et rémunérée, mais aussi de toute production et création humaine, quelle soit manuelle ou intellectuelle, à laquelle l’on attribue de la valeur. En effet, Joséphine Kaeppelin s’intéresse à la relation intime que nous entretenons avec notre environnement de travail et aux sentiments que nous éprouvons vis-à-vis des attentes et exigences des employeurs, du marché ou de nous-mêmes. Cette curiosité et cette attention à l’autre se manifestent à travers la mise en place de protocoles et de méthodes qui reposent sur la collaboration de personnes ou d’entités extérieures – artisan, critique d’art et commissaires, aussi bien qu’ordinateur et imprimante de bureau – lesquelles viendront valider ou invalider la proposition plastique finale. À la différence de l’enquête d’opinion ou du sondage, qui servent à fournir des données comptables à des fins statistiques sans prendre en compte la dimension qualitative, les dessins et questionnaires proposés par l’artiste sèment l’ambigüité. Volontairement flous et ouverts, ce sont des espaces de jeu et de projection mentale, destinés à stimuler l’imaginaire et dont l’interprétation importe peu. Ce qui compte n’est pas tant le résultat – généralement mesuré en termes de réussite ou d’échec – que l’expression d’une expérience individuelle, propre à chaque spectateur et qui convoque un savoir intuitif difficilement quantifiable, donc communicable.

L’exposition Étoffes à décor de circonstance réalisée à la BF15 à Lyon condense plusieurs aspects de la démarche récente de Joséphine Kaeppelin. Inspirée par l’histoire des soieries lyonnaises – alternant épisodes florissants et périodes d’instabilité politique et financière, jusqu’à l’arrêt quasi complet de la production au milieu du XXe siècle –, l’artiste s’est réappropriée une tradition ancienne consistant à produire des textiles à l’effigie d’un personnage ou d’un évènement important. Ainsi, trois modèles d’« étoffes à décor de circonstance » ont été produits avec le concours d’artisans et de fournisseurs locaux et sont proposés à la vente au détail dans la galerie. Le public est invité à manipuler les tissus chatoyants dont les rouleaux sont fixés au mur, à l’instar d’un show room ordinaire. Les motifs et inscriptions qui les ornent proviennent, quant à eux, d’un audit réalisé par l’artiste au Magasin CNAC à Grenoble en août 2016. (3) L’un des modèles intitulé Si tu parles, je parle fait référence à l’usage de certains tissus wax africains portés par des femmes, dont la symbolique de l’oiseau à la cage ouverte signale à l’époux aventurier le sort qui l’attend en cas de tromperie. La gestuelle des mains évoque le langage des signes et souligne l’écart possible entre le discours rationnel et celui que le corps trahit.
De manière subtile, l’artiste nous invite à réfléchir sur le dysfonctionnement d’un système qui a atteint ses limites, aussi bien d’un point de vue technique que légal. Placés astucieusement entre le show room et l’espace de consultation, dans un sas qui fait office de salle d’attente, la vidéo Ce que j’en dis et les trois textes rédigés par Mathilde Sauzet-Mattei, membre du collectif les commissaires anonymes, permettent l’articulation entre un geste ritualisé de démonstration-vente et une attitude plus introspective et réflexive. Ces scénarios ancrent de surcroît les étoffes dans une réalité certes fictive mais qui renvoie néanmoins aux débordements du système néolibéral. Pour compléter cet ensemble, l’arrière boutique contient une série de dessins accrochés au mur – le spectateur étant invité à voter pour celui correspondant le mieux à son humeur du moment – ainsi qu’une table avec des questionnaires à compléter sur la valeur du travail. Autant d’occasions qui visent à rendre le spectateur actif et à lui redonner son pouvoir et sa force agissante.

(1) À l’occasion de la foire de dessin Art on Paper à Bozar en septembre 2016, l’artiste avait présenté des questionnaires à compléter par le public ; lors de l’exposition collective # Institut, Table of Content à L’iselp, c’est sous la forme d’un panneau d’affichage placé à l’extérieur du centre d’art, dans la ruelle menant au parc, que l’artiste cherchait à attirer l’attention du spectateur ; à Greylight projects, un artist-run space bruxellois où Joséphine Kaeppelin a mis au point le Greymarket, zone d’échange temporaire à mi-chemin entre une soirée de levée de fonds et un marché de compétences.
(2) L’expression est de Jacques Rancière, cité par Mickaël Roy dans un entretien réalisé avec Joséphine Kaeppelin en 2014, dans le cadre du projet [ _ ] à l’espace international du CEAAC de Strasbourg.
(3) Invitée à investir les espaces de bureaux du centre d’art par la nouvelle directrice, Béatrice Josse, Joséphine Kaeppelin a réalisé une enquête auprès des membres de l’équipe, à travers des formulaires et des entretiens enregistrés dans lesquels elle a puisé la matière pour réaliser ses étoffes.


Septembre Tiberghien
texte paru dans L'ART MÊME deuxième trimestre 2017, page 17